Louis et ses souris

article de Véronique Tat,
publié dans la revue art et thérapie N°108/109 – Musicothérapies, nouvelles voies

Parler de mon expérience avec Louis, c’est pour moi interroger les dispositifs et le protocole clinique mis en place par l’art-thérapeute lors d’une prise en charge. Qu’en est-il des outils d’un patient, de sa possibilité de disposer, son ou ses propres dispositifs et d’interagir au sein d’un protocole ?

Louis est un petit garçon de quatre ans et demi. Il est hospitalisé dans le service d’hématologie pédiatrique depuis plusieurs mois. Il est atteint d’une leucémie.

Je m’entretiens dans un premier temps, seule avec sa maman, pour lui expliquer ma démarche de musicothérapeute.

La prise en charge d’un enfant ne peut se faire sans le consentement de ses parents, il s’agit de créer une « alliance thérapeutique ». L’enfant décide de faire ou pas les séances. Les parents doivent être informés de ce que je fais en tant que musicothérapeute, sans dévoilement  du contenu exact et du déroulement de ces rencontres. Outre que cela violerait le secret propre à toutes séances de thérapie, cela pourrait être sujet à interprétation. Quel que soit l’âge du patient, le contenu des séances d’art thérapie doit rester confidentiel.

La plupart des enfants hospitalisés dans ce service, sont en chambre avec un de leurs parents. La vie s’organise à deux dans ce milieu de soins.

Louis, durant les quatre premières séances, est dans une bulle stérile mobile. Le lit de sa mère se trouve en dehors de ce champ dans la même pièce.

Les derniers mois, après une aggravation de son état, il sera placé dans une unité entièrement protégée et sa mère n’aura plus la possibilité de dormir dans la même chambre que lui. La bulle ou flux laminaire : le personnel soignant m’explique qu’elle permet de protéger le malade contre les infections extérieures, tout en lui permettant de communiquer avec sa famille à travers le rideau de plastique. Le ciel de lit contient un filtre absolu à travers lequel l’air est filtré, il retient les particules bactériennes. L’air stérilisé, balaye verticalement l’habitacle du patient. Il est impératif de revêtir une tenue stérile pour pénétrer dans le flux. Par le fait de ce dispositif, Louis ne connaîtra que mes yeux et ma voix, jusqu’à la cinquième séance. L’accès à cette bulle ne peut l’être que par une seule personne à la fois.

Je rencontre sa maman en début et fin de chaque séance. Un temps de parole lui sera toujours consacré. Elle me laisse seule avec son fils. Cette femme vit en permanence avec son petit garçon au sein de ce service. Elle me confira à maintes reprises, qu’elle se sent exténuée, inquiète, à bout de nerfs, épuisée et que ce moment est pour elle : « un temps où je peux souffler ».

 Je vais voir Louis durant 18 séances individuelles d’une heure environ, dans sa chambre, de janvier à mai. Ce sont ces cinq premières séances que je vais détailler, car elles ont été la base de notre rencontre et de mon accompagnement.chaise

 1er séance : Je me présente par mon prénom et mon métier sans m’étaler sur ce terme de musicothérapeute. Je lui demande si je peux venir le rejoindre afin de lui montrer ce que j’ai à lui proposer. Je lui montre mon plateau sur lequel j’ai disposé les instruments de musique.

Mon instrumentarium se compose de petits instruments dont la composition est choisie en fonction des contraintes que le lieu m’impose. Ces objets sonores ont comme particularités d’être facilement maniables et ne nécessitent aucun apprentissage : claves, castagnettes, tambourins, senza, grelots, clochettes, maracas, carillon…

La forme, la matière, la façon de manier l’instrument, le timbre, les hauteurs de sons, les résonances, sont les critères que je retiens pour ma palette d’objets sonores. Ces outils doivent permettre à une personne de trouver dans un premier temps une «  matière à exploration », puis une «  matière à création ». Je dois stériliser chaque instrument avec un produit particulier avant de pouvoir entrer dans son espace.

En les nettoyant, les instruments sonnent et résonnent. Il me regarde et rigole. Je lui parle de musique, de jeu, de découvertes sonores, d’histoire à créer avec les sons, d’écouter ces sons, peut-être  a-t-il fait de la musique ? J’essaye d’engager la conversation à travers cet écran de plastique, mais il ne répond pas. Je lui propose d’essayer et si cela lui convient : «  Nous pourrons nous voir toutes les semaines ». Sa maman appuie ma proposition et demande à Louis d’essayer au moins une fois. Elle lui dit qu’elle reviendra à la fin de la séance. Il fait non en tournant la tête. Il joue avec un ordinateur. Sur son lit, sont disposés un pistolet, deux souris en peluche et un immense château en plastique. Il ne me regarde pas, sa maman sort, sans attendre sa réponse.

Moi : «  Je te passe les instruments, on essaye et si cela ne te plaît pas, je m’en vais ». Il ferme son ordinateur.

Pourquoi j’ose passer outre le refus de ce petit garçon ? Je m’autorise cette transgression, car il s’agit parfois de fonctionner avec notre ressenti. Il est occupé avec son ordinateur, son «  non » n’était pas très convaincant, peut-être qu’un autre jeu captera son attention ? Je suis une inconnue et les enfants se font une opinion en pratiquant, pas en dissertant sur le bien-fondé d’un mode thérapeutique, quel qu’il soit !

Il saisit chaque instrument, joue très vite en faisant de très grands gestes, puis tire dessus avec son pistolet en disant : «  C’est nul ! ». J’entre sous le flux laminaire et m’assieds au bout de son lit. Il me vise avec son pistolet, je lève les mains. Je suis « tuée » dès la première séance. Puis tout de suite il me tend ses souris.

 Nous venons de concevoir et d’installer ce qui sera notre rituel de début de séance. Il me confie ses doudous. Il refuse mes objets et me donne les siens pour que je joue avec. Louis est sujet de soins depuis déjà plusieurs mois, il installe d’emblée un rapport qu’il ne peut se permettre avec les autres personnes de l’équipe soignante : imposer ses choix.

Je fais partie de cette équipe, dans la catégorie des soins de support, au même titre que la psychologue, la kinésithérapeute, l’ergothérapeute. Je porte le « costume » de travail de ces personnes. Louis pose son cadre et son dispositif. Dans toutes les histoires qui vont advenir, il ne sera jamais question de mots. Les sons seront l’essentiels de nos échanges, je travaille dans le sonore et le musical.

Je prends une autre voix pour jouer à « être » les souris. Son regard se fixe sur elles, il n’est plus question de ma présence. Les souris se promènent dans le château. Il se met à rugir, à grogner comme un lion. Je ne dis rien, je l’écoute, je joue avec ses jouets, elles ont peur. Il se met un oreiller sur la tête. Il me regarde méchamment et me dit d’un ton autoritaire : «  Raconte ». Je raconte avec des sons : des rugissements, des bruits de courses, des borborygmes, des éclats de voix.

Les souris sont ensemble, elles se cachent du lion, elles ont peur, elles ne veulent pas être mangées. Elles ne voient pas où se cache la méchante bête. Elles se font peur mutuellement,  sursautent, crient, courent, tombent se relèvent, se rentrent dedans, tout va très vite, mais le lion ne les trouve pas.

De temps en temps, il participe vocalement : « Je suis le chat », il miaule méchamment vers les souris. Puis il grogne : «  Je suis le chien, il y a plein de chiens ». Elles ont très peur. Je termine l’histoire. Le chat et les chiens se sont enfuis, les souris ont gagné. Il proteste : « Non, refais, encore ».

La colère de Louis, lorsque l’histoire prend fin, est très violente. Je fais et refais l’histoire et il me demande la même, encore et encore. Je lui dis, en reprenant ma voix naturelle : « Une dernière fois avant de terminer la séance, nous nous reverrons la semaine prochaine ?», il ne répond pas.

Je raconte une dernière fois : « Nous avons terminé pour aujourd’hui, on se revoit la semaine prochaine ? ». Il ne répond pas, il crie, il hurle : « Va chercher ma mère ». Je me lève, je lui demande de me repasser les instruments, car je sors du flux. Il refuse.

J’ouvre la porte de la chambre sa maman attend dans le couloir, je me retourne pour lui dire : « Au revoir à la semaine prochaine ?», j’entends très faiblement, parmi ses cris un « oui ».

Il m’apparut impossible de faire un rituel de fin de séance avec les instruments : il les avait tous tués avec son pistolet !  Il n’était pas revenu sur sa décision de toute la séance.

Il me fallait terminer et toutes mes propositions étaient accueillies par un redoublement de fureur. Je me devais de le laisser poser ce qu’il donnait à « voir » et  à « entendre »  depuis le début de notre rencontre : sa très grande colère et son omnipotence. Il me fut très difficile de le quitter sans avoir réussi à déposer quelque chose de plus calme. Était-ce possible, voire nécessaire ?

Je savais que sa maman était là, il la réclamait à grands cris. Pour ce petit garçon, la frustration de ne pouvoir sortir de sa chambre et aller lui-même la chercher, était très forte. L’impossibilité de déplacement en dehors des deux mètres carrés de son lit oblige Louis à se faire entendre par des injonctions. La violence de celles-ci, caractérise la violence de son enfermement, relié à des tubes et des machines. Est-ce ma tentative de donner une fin heureuse à l’histoire qui provoque en lui ce déchaînement et sa colère ? Est-ce la fin de la séance qui approche et la séparation qu’elle annonce qui lui est insupportable ? Un art-thérapeute doit se laisser le temps de la rencontre avec le patient, pour établir ou rétablir les canaux de la communication.cloches

2e séance : Nos rendez-vous seront hebdomadaires.

J’entre dans la chambre, sa maman nous laisse. Je nettoie les instruments et les passe à Louis. Il ne les jouera pas. Je continue ce rituel car  il ne les refuse pas, bien au contraire, il leur donne une place dans son aire de jeu, il les placera toujours autour de lui. Il me montre son cathéter, la chimiothérapie est en cours Je regarde avec lui les machines qui délivrent le traitement. Je lui passe les instruments de musique.

Je lui demande s’il veut les jouer : « Non, je n’aime pas jouer ». Sur un ton très autoritaire : « Raconte une histoire, comme l’autre fois ». Je reprends les souris, il y en a 4. Je lui propose d’en prendre deux. Il n’est pas content, il ne veut pas. Il les jette vers moi. Je commence mon récit, les quatre souris se promènent gentiment dans le château. Très vite, il se met à rugir. Il mime un animal très en colère. J’écoute, j’entends ses sons et comprends que je dois reprendre le récit comme la dernière fois.

Il me demande de jouer et de rejouer les scènes. Il proteste, m’ordonne de recommencer : « Non, pas comme ça, plus fort !», il me fait entendre. Il mène mon jeu sonore comme un chef d’orchestre en me donnant des indications de nuances. Il m’écoute, me suit du regard, mais ne participe pas directement à ce qui se joue. L’histoire n’est qu’un prétexte, je reste dans les sons que j’accompagne de grands gestes. Les souris sont attaquées par d’énormes bêtes. Dès que le début d’une éventuelle fin pointe son nez, Louis me fait recommencer l’histoire. Il s’arrange pour que la fin de l’histoire n’ait pas lieu.

L’heure de la séance se terminant, je lui demande de m’aider à trouver la fin de l’histoire : – « Non, il n’y en a pas ».

Je lui dis : «Je raconte, puis nous allons nous dire à la semaine prochaine…».
Il ne me laisse pas terminer ma phrase. Je tente une fin de séance en apaisant les sons, il hurle de plus en plus fort et me dit : «  Non, je veux maman ».

La séance se termine de manière similaire à la précédente.

 «Être avec , dans l’instant présent : Louis a besoin d’entendre son propre univers sonore, il se sert de moi comme «destinateur» (celle qui est à l’origine des sons) . Je lui permets de se servir de ma voix de mes sons, de mes gestes de mon corps, pour raconter, ce qu’il ne pourrait écouter, ni entendre s’il produisait lui-même. Devient-il alors son propre « destinataire »?

Il me fait jouer et rejouer les mêmes scènes. Je suis l’interprète de ses créations. Il est le compositeur, le metteur en scène. Il cherche à se rapprocher au plus près de l’idée qu’il se fait de son sonore. Il convoque et convoque à nouveau toutes les matières sonores qu’il me demande de jouer. Je le laisse faire, car j’entends que ces répétitions sont nécessaires à son écoute. Je me dois de rester en empathie tant qu’il n’est pas en mesure de s’exprimer lui-même. La fin de l’histoire qu’il ne veut pas entendre ou ne peut pas décider, fait partie de son dispositif pour l’instant.

Louis est sujet négatif réactionnel, cette étape qui consiste à faire et « être avec », nous sert à établir la relation transférentielle.

Il faut que je donne de moi pour qu’il vienne dans l’histoire, pour rétablir son autorité dans ce parcours de soins qu’il subit à longueur de temps. Comme le souligne D. W. Winnicott : « Le jeu permet l’accès à l’expression des angoisses, des pulsions agressives, afin de rendre la réalité plus supportable, de mieux accepter et de se libérer des frustrations. Ce qui aide l’enfant à devenir un être sociable, il exprime et cherche à comprendre ce qui lui fait exprimer cette agressivité au travers du jeu et non du réel »[1].

3e séance : Á peine suis-je entrée dans la chambre, il me montre ses deux souris et me dit de façon toujours très autoritaire ce qu’il veut que je lui raconte : – « On va faire l’histoire avec les trois tigres, des chats et le château. Tu racontes et moi je joue ».

Je lui passe les instruments. Il les dispose autour de lui. Il ne veut plus du château, il me demande d’en prendre un autre qui se trouve dans son placard, celui-là est plus petit. Il est très directif. Il me réprimande : « Tu racontes trop vite, refais ! ».

Louis me suit des yeux, je sens qu’il vit dans son corps ce que je raconte avec ses sons. Il n’ose participer que par petites interventions, toujours pour me reprendre dans les nuances, les hauteurs ou l’intensité des sons. De temps en temps, il ajoute un son, mais se retire tout de suite du jeu pour redevenir spectateur et directeur de son spectacle que j’interprète.

 Il est constamment à l’écoute de ce que j’entends de lui. Il écoute mon écoute. Il écoute mon attention et mes intentions à travers les jeux qu’il m’impose et à travers ma capacité à comprendre, dans le sens de « prendre avec » et reproduire, « produire à nouveau », son ressenti.

L’adresse musicale ou sonore n’est pas un simple mouvement jailli d’un intérieur pour rayonner, résonner et vibrer vers l’extérieur, mais comme une dynamique prenant la forme d’un détour pour mieux revenir à soi charger d’une nouvelle énergie.

 Un moment de réalité perturbe notre jeu : une souris tombe sur le sol. Je la ramasse et la remets sur le lit. Sa voix change et son visage devient grave d’un seul coup

– «Montre- moi où elle est tombée», je lui montre le sol.

– «Non, elle est sale, il faut la sortir du flux et la faire laver».

Je la sors du flux et la pose sur le lit de sa maman. Le personnel hospitalier avait oublié de me préciser cette mesure de sécurité : « Tout ce qui touche le sol est contaminé, doit être évacué du flux ». Ce moment de prise de conscience de la réalité au milieu de notre jeu me bouleverse. Louis n’a que quatre ans et demi, mais il est très conscient de ce qui se joue. L’équipe soignante responsabilise tous les patients sur les protocoles à observer durant la cure. Dans ce service, j’ai eu l’occasion de travailler aussi avec des adolescents, certains, au risque de leur vie, transgressaient les règles de sécurité au contraire de Louis. Il va devenir important durant nos séances de ne pas créer une bulle supplémentaire à l’intérieur de la bulle déjà existante.

Le cadre : le lit sous flux laminaire, le son constant de la soufflerie, les bips des appareils de chimio, ne sont pas propices à l’évasion et constituent déjà un univers sonore prégnant, rappel incessant de cette réalité. Sa maman me dira qu’ils dorment très peu. Louis vit chaque journée à fond et ne se laisse aucun moment de répit.

Il s’agit d’accompagner les patients à s’inscrire dans un processus de création qui leur donne ou leur redonne l’envie d’être à la fois auteur et acteur de leur production, et les aider à restaurer l’estime d’eux-mêmes, la confiance, l’envie d’apprendre, le plaisir et le désir de faire. Les séances de musicothérapie en milieu hospitalier sont des moments qui permettent au patient de pouvoir redevenir sujet de lui-même et non sujet de soins. L’environnement, le lieu, les sons, les bruits, dans lesquels ils vivent durant la maladie, participent à la condition de guérison. Ils sont en permanence dans l’écoute des sons de ce corps à corps avec le lieu et les traitements. Lors de l’élaboration du protocole clinique, je consacre une partie des séances sur ce travail avec le patient, sur cette réalité qui l’entoure et parfois l’oppresse. Comment l’intégrer dans l’espace de jeu ? La transformer peu à peu comme une matière qui trouve sa place dans le dispositif sonore ? Quand faut-il l’aborder ? C’est l’écoute de leur écoute qui me le dira.

Pierre Schaeffer[2], dans «Le traité des objets musicaux», nous faire part de ce schéma de la communication à travers : «les quatre écoutes» : ouïr, écouter, entendre et comprendre.

Le circuit de la communication est une suggestion, un tableau sur les fonctions de l’écoute (il n’est en rien un schéma de fonctionnement).

4- comprendre- pour moi : signes- devant moi : valeurs (sens, langage)Émergence d’un contenu du son et référence, confrontation a des notionsextra sonores. 1- écouter- pour moi : indices-devant moi : évènements extérieurs (agent instrument)émission du son 1 et 4 :objectif
3- entendre- pour moi : perceptions qualifiées- devant moi : objet sonore qualifiésélection de certains aspects particuliers du son 2- ouïr- pour moi : perceptions brutes,esquisses de l’objet- devant moi : objet sonore brutréception du son 2 et 3 :subjectif
3 et 4 : abstrait 1 et 2 : concret

 Mon accompagnement, à travers les dispositifs que Louis me propose, amorce ce travail des quatre écoutes. Ce va et vient permanent entre notre vie sonore intérieure et extérieure, cette façon de produire sa trace son empreinte sonore, me permet d’entendre et de comprendre « l’identité sonore »[3] de ce petit garçon.

bolLa 4e séance : Le flux est ouvert. Il n’est plus sous chimio.

Il ne me dit pas bonjour : « Tu viens ? On va faire une histoire, mais cette fois avec une quantité de chiens et de chats. Toi tu te tais, tu ne dis rien, tu racontes». Je fais tranquillement mon rituel de début de séance, il prend les instruments, les « tuent » par l’intermédiaire d’un play mobile superhéros. Il cache le superhéros dans sa cabane : entre ses jambes. Il me tend les souris : « les instruments sont les chats méchants, ils veulent tuer les souris ».

Il alterne dans son jeu sonore, la place des chats qui deviennent chiens, et le superhéros qui frappe les instruments pour qu’ils ne « tuent » pas les souris. Il me laisse jouer les souris qui se défendent contre toutes ces agressions. Il tape directement sur les instruments. Il fait tourner l’histoire en boucle, jouer et rejouer, de plus en plus vite, de plus en plus fort. Les souris crient, elles ont peur, elles ont mal, puis elles meurent. Sans écouter ou entendre cette fin que je propose, Louis reprend encore et encore. Lorsque pour terminer la séance, j’annonce que nous reprenons cette scène pour la dernière fois, le superhéros me tape et vitupère : « Non, encore ! ». Les souris se défendent de cette attaque. Je clôture le jeu.

Rituel de fin : je sors du jeu en reprenant la tonalité habituelle de ma voix. Je range les instruments et lui donne rendez-vous pour la semaine suivante. Il continue à crier.

Qu’en est-il du transfert ?

Les injonctions de Louis se modifieront au fur et à mesure des séances : «Tu viens ?». Il commence à m’intégrer dans son dispositif comme une personne objet sonore. «Tu te tais, tu ne dis rien, tu racontes». J’entends dans ses consignes, cette volonté que je reste dans le non verbal et dans l’exécution de ses consignes.

Louis «tue» les instruments, mais cette fois-ci, il le fait via son jouet : le superhéros.

J’occupe la place de celle qui a emmené dans notre jeu, les méchants (les instruments) et celle qui a la responsabilité de trouver comment sortir les souris de cette situation. Je reste au plus près de son jeu. Les déchaînements sonores de plus en plus violents, dans leurs intensités et dans leurs gestuelles, m’entraînent vers une fin qui ne peut pas être celle d’un conte de fée.

Les souris meurent.

Pourquoi son superhéros me tape-t-il ? Est-ce que sa colère se manifeste contre le mauvais objet ? Est-ce parce que je clôture notre séance ? Laisser le temps au temps, une prise en charge s’envisage sur le long terme, et un protocole clinique est en perpétuelle évolution. Ne pas craindre de poser ce qui se joue et accepter ce que le patient exprime et dépose. Puis construire autour de ce qu’il apporte : un accompagnement, une écoute et une présence.

 La 5e séance : Louis est entre deux séances de chimiothérapie. Il n’est plus sous flux laminaire et se retrouve en chambre depuis quelques jours avec un garçon de quatorze ans. Jackson, son compagnon de chambre, dort.

Un ordinateur est ouvert devant lui. Il a l’air absorbé par son jeu. Je traverse la chambre sur la pointe des pieds avec mon instrumentarium. Il joue à un jeu vidéo en Néerlandais, qui consiste à réparer une voiture de sport. Il appuie sur toutes les touches de l’ordinateur, mais il ne se passe rien. Je regarde avec lui un petit moment  ce jeu, puis lui propose de commencer la séance. Il me rétorque : « Non, reviens plus tard ! », je lui réponds que je ne peux pas car je dois ensuite accompagner d’autres enfants. Il ne dit rien un long moment. Je propose de mettre l’ordinateur sur pause. Il ne répond pas.

Je vais de nouveau dire quelque chose, lorsqu’il se tourne vers moi et lentement sur un ton autoritaire et fâché mais sans hausser la voix : «Bon, bien, tu sais quoi ? La séance aujourd’hui, c’est sur le silence !» Je lui réponds : « D’accord ».

Je lui tends les instruments. Il ne les prend pas. Il me demande ce que je fais. Je lui mime que la séance est en silence. Il retourne à son jeu. Je reste silencieuse à ses côtés.

Au bout de dix minutes, je lui annonce la fin de la séance et lui donne rendez- vous pour la semaine suivante. Il proteste : « Non !, je veux l’histoire avec les chats et les chiens méchants ».

– « Non, Louis, la semaine prochaine ». Je sors de la chambre.

 Nous sommes confrontés dans notre pratique à une adaptabilité constante des conditions de la prise en charge d’un patient. Ne pas faire cette séance est impossible, car nous ne savons jamais les conditions d’hospitalisation qu’impose un service. Il m’est arrivé de faire des séances dans le couloir de l’hôpital. Louis est projeté dans un autre environnement. Il sort de plusieurs semaines de vie dans une bulle et se voit obligé de partager son lieu de vie avec un adolescent.

Il se pose à lui comme une évidence que nous ne pouvons pas faire ce que nous faisions d’habitude, d’où sa colère. La clairvoyance dont fait preuve Louis, je la comprends (prendre avec) et j’entends (tendre vers) son désir premier : « Non, reviens plus tard ».

Être dans l’instant présent, adapter son dispositif à ce qui se présente à nous, ne pas lutter inutilement avec l’institution, et prendre avec le patient cette notion de réalité qu’il affronte au quotidien, pour l’intégrer dans son processus de création et de transformation, d’où ma réponse : « non ».

Je le pousse à faire ce qu’il fait depuis le début : créer son dispositif. J’attends sans le bousculer. Il me fait alors cette extraordinaire proposition : «La séance aujourd’hui, c’est sur le silence». Je reste près de lui, j’écoute son écoute. J’entends ce qu’il écoute. La consigne qu’il pose est en lien avec la réalité du moment.

Pour la première fois, il y a un public, une présence involontaire, un intrus. À qui allons-nous nous « adresser » ? Qui est cet « autre » ? Qui devient le destinataire ?

J’écoute avec lui ce silence.

« John Cage, dans les années 60, a été, l’un des premiers compositeurs à avoir introduit en musique les notions d’expérimentale, d’indétermination, de bruit et de hasard […].  En effet, être musicien, pour Cage, c’est se tenir avant tout à l’écoute du monde, en accueillir toutes les possibilités créatrices ; la musique ne représentant qu’une possibilité parmi d’autres pour un créateur de manifester sa créativité […] Cage réclame le silence, ce n’est pas dans le sens de réfuter tout langage mais dans celui où le langage fait écran à l’écoute des sons »[4].

La proposition de Louis sur le silence est-elle une simple échappatoire de sa part ? Je tente de reprendre sa commande et de l’inscrire comme une consigne élaborée pour une création sonore, dont il est l’auteur. Je ne ressens pas cette indication ou contrainte de jeu, comme un écran de non-communication entre lui et moi, mais comme une possible « matière sonore » avec laquelle il pourrait jouer. Je ne sors pas de notre rituel de début de séance, en lui tendant les instruments, dans une invitation silencieuse. Il les refuse et retourne à son jeu. Tente-t-il  d’imposer un nouveau cadre, et vouloir m’exclure de son dispositif ? L’heure de la fin de séance arrivant, il tente d’outrepasser le cadre et refuse le moment de la séparation. Je choisis de lui signifier les limites de ses tentatives d’omnipotence. Je redéfinis « les règles du jeu » et l’invite à respecter la fin de la séance qu’il ne peut changer à sa guise. Avant de sortir, j’annonce aussi la rencontre à venir.

 Les autres séances : À partir de cette cinquième séance (et mon refus d’obtempérer à sa demande de prolonger la séance), Louis va commencer à s’impliquer dans ses jeux.

Il deviendra petit à petit acteur dans ses productions. Je continue à le laisser établir les dispositifs après notre rituel de début de séance. Sa colère est toujours aussi présente, forte et violente. Il alternera les séjours en chambre et en milieu stérile. Dans ce service sa maman ne pourra plus dormir avec lui. Il basculera de plus en plus, entre jeu et réalité, s’interrompant en plein milieu d’une action pour me parler de sa famille et d’un seul coup reprenant le déroulement de l’histoire là où il s’était interrompu. D’autres jouets entreront en scène, d’autres sons feront leur apparition.

Il me contera des histoires et écoutera les miennes parfois sans rien dire.

Durant les trois dernières rencontres, il m’interrogera sur moi : où je vis, ce que je mange, si j’ai un mari, des enfants…

Il n’attendra pas nécessairement de réponse de ma part et reprendra ses histoires là où il s’était interrompu. Sa maman me dira qu’entre deux séances, il lui arrive de réclamer la présence de « la dame de la musique » (je ne l’ai jamais entendu prononcer mon prénom), en plein milieu de la semaine. Puis il se mettra à faire le décompte des jours entre nos séances.

18e séance : Sans que nous le sachions, Louis et moi, cette séance sera la dernière.

J’arrive dans sa chambre stérile. Je pose les instruments sur le lit. Il me donne les souris, puis me demande en regardant les instruments : « C’est quoi ça ? Dis-moi ce que c’est ». Je lui tends chaque instrument un par un. Il joue hâtivement, sans vraiment s’impliquer dans l’écoute et le geste.

Pourquoi Louis me fait cette demande de jouer avec mes objets sonores après tant de temps ? Serait-ce plus pour « me faire plaisir », ou accéder à ma proposition, ce qui pourrait être le premier signe d’une volonté d’une communication, d’un échange de nos objets ? Il passerait d’une position d’écoute de sa production via son dispositif, à celle de l’écoute de mes objets sonores qui pourraient rentrer dans une communication, une relation avec sa production.

Nous jouons une histoire de chats qui courent après les souris. Il ne se sert pas des instruments, mais me demande s’il peut garder le tambourin. Je propose de lui prêter pour l’après-midi, en lui précisant que je repasserai le prendre avant de partir du service. Louis me dit pour la première fois qu’il souhaite arrêter là la séance, bien avant la fin de celle-ci.

Il prend un paquet de bonbons dans sa table de nuit : « Tu sais, moi maintenant ça va, occupe-toi de maman ». Je lui promets, je sors de la bulle et lui donne rendez-vous la semaine prochaine.

 Je promets à Louis de m’occuper de sa maman comme il me le demande, je discute longuement avec elle deux fois avant que Louis soit transféré.

Le diagnostic vital fut prononcé avant cette dernière séance. Louis partira en soins palliatifs  sans que j’en sois informé. Il fut emmené dans un autre hôpital. Malgré ma demande de continuer à le suivre, celle-ci m’a été refusée pour des raisons administratives !

Il est inconcevable d’interrompre une prise en charge thérapeutique, qui concernait un enfant et sa famille. L’association qui m’employait dans ce lieu n’a rien fait pour que cette situation s’arrange. Ma colère fut immense face à ce qui m’était imposé, mes appels à l’aide pour continuer à suivre Louis ont été vains.


[1] Winnicott : « Jeu et réalité », Folio essais
[2] «  Le traité des objets musicaux » le seuil, Livre II, «  Entendre », chapitre VI, « les quatre écoutes » 
[3] R O Benenzon : « la musicothérapie, la part oubliée de la personnalité », Bruxelles, de Boeck
[4]  Extrait de l’article : « La notion de silence chez John Cage », par Marie Christine Forget (article de la : http : // médiatheque.ircam.fr).

Une réflexion sur “Louis et ses souris

  1. témoignage à la fois intéressant et poignant … « la fin » est révoltante !!! j’admire cette patience et ce « don de soi » dont vous faites preuve dans votre travail, dommage vraiment que l’administration soit si lourde et si « sourde » …

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